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Retour sur la présidentielle de 2010 en Côte d’Ivoire

29 juillet 2015

Retour sur la présidentielle de 2010 en Côte d’Ivoire,

à propos du livre ‘France Côte d’Ivoire une histoire tronquée’ de Fanny Pigeaud

Régis Marzin, 29 juillet 2015

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Après ‘Au Cameroun de Paul Biya’ en 2011, qui avait crevé un abcès en décrivant l’état de la dictature camerounaise, la journaliste Fanny Pigeaud revient avec second livre sans doute plus important, sur la Côte d’Ivoire.

Depuis la mort de Félix Houphouët-Boigny en décembre 1993, la Côte d’Ivoire, le plus riche des pays francophones d’Afrique de l’ouest est restée instable, en proie à une lutte interminable pour le pouvoir. 4 présidents se sont succédés, Henri Konan Bédié, président élu en 1995 dans une élection boycottée par ses adversaires puis chassé par un coup d’Etat fin 1999, Robert Guéï, comme président du Comité national de Salut public de la République de Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo, vainqueur de l’élection en octobre 2000, puis Alassane Ouattara, au pouvoir depuis le printemps 2011.

En 2000, en période de Françafrique chiraquienne forte, Laurent Gbagbo est arrivé à la présidence sans avoir été désigné ou adoubé à Paris. Son arrivée au pouvoir faisait sortir le pays du schéma des dictatures contrôlées depuis Paris, 11 ex-colonies françaises sur 20 étant alors sur ce modèle. Entre démocratisation difficile, guerre pour le pouvoir et autour de l’identité nationale, et absence de conformité au schéma françafricain, la situation du pays a progressivement été perçue de l’étranger comme très complexe.

En France, la désinformation qui se diffusait sur Laurent Gbagbo était visible, presque admise comme ‘normale’ en Françafrique. La perception et la condamnation de cette désinformation ne suffisait pas pour comprendre une situation ivoirienne trop compliquée, à l’image par ailleurs déformée par le manichéisme de la majorité des discours ivoiriens. Entre 2000 et 2010, aucun auteur ou documentariste n’a sérieusement fourni au public une synthèse sur l’histoire franco-ivoirienne, par un livre ou un film. Fanny Pigeaud réalisant un bilan des élections de 2010 en Côte d’Ivoire s’appuyant sur des faits historiques, ne pouvait pas éviter de traiter de la désinformation des politiciens et des media et de ses conséquences.

En outre, parce que c’est cela qui fait scandale, son livre, dès lors qu’il s’adresse à un public français et africain, ne pouvait pas être autre chose qu’un livre de plus sur la Françafrique, dans la continuité des travaux de François-Xavier Verschave et de l’association Survie. Si la Françafrique établie autour du réseau des dictatures s’affaiblit progressivement et si la pertinence de l’angle explicatif diminue, alors, son importance ressort en Côte d’Ivoire. Le pays se replace parmi les principaux pays où se conservent le mieux la structure du système néocolonial, juste à côté du Tchad, et sans doute du Cameroun ou du Gabon. Ce qui se déduit indirectement du livre c’est que l’analyse de l’influence française entre 2000 et 2011 en Côte d’Ivoire est indispensable pour appréhender globalement l’évolution de la Françafrique et son état actuel. Ainsi, de ce point de vue également, l’ouvrage comble un vide.

Le livre sera évidemment critiqué comme manquant de neutralité et comme étant favorable à Gbagbo. Il l’est, favorable à Gbagbo, parce que la vérité qui sort avec retard sort à l’avantage de celui qui n’a pas profité des mensonges qui avaient été établis comme vérité: comme au Rwanda, « les faits sont têtus » et d’autant plus qu’ils ont été dissimulés. L’analyse critique du rôle de Laurent Gbagbo est présente mais ne participe pas du scandale. Cette version de l’histoire révèle un Laurent Gbagbo stratège passable, qui fait des erreurs face à des adversaires très déterminés, erreurs qui s’accumulent à son désavantage, au contraire du stratège habile et provocateur d’une version ‘officielle’. Il ressort surtout que celui-ci a sous-estimé les réactions françaises à une sortie non contrôlée de la zone d’influence néocoloniale, qui pouvait servir d’exemple.

Cependant, le sujet du livre n’est pas une suite au combat entre deux politiciens qui se haïssent. Le sujet est l’histoire d’un processus électoral dans un contexte de guerre civile. Si en 2010 et 2011, la crise ivoirienne a pu être abordée sous un flot de désinformation, c’est que les processus électoraux en Afrique n’étaient pas considérés à leurs justes valeurs, au niveau technique et politique, ni par les politiciens, ni par les journalistes et encore moins par les militaires, et encore moins par les militaires français. La crise ivoirienne a un impact important dans toute l’Afrique, comme la guerre au Mali : elle a retardé la prise de responsabilité internationale dans le suivi des processus électoraux, puis la guerre au Mali a enfoncé le clou en 2013 en permettant à de nombreux dictateurs de profiter de la priorité internationale à la paix et à la lutte contre le terrorisme aux dépens des processus de démocratisation.

D’un point de vue de l’étude des processus électoraux, l’élection n’était pas crédible parce que la guerre n’était pas terminée et que la zone Nord sous contrôle des Forces Nouvelles n’était pas désarmée et prête pour l’élection. Cette conclusion était globalement connue depuis la crise, Fanny Pigeaud la démontre précisément en reprenant l’histoire dans le détail. Avec le recul, il était évident que l’on pouvait savoir d’avance que les fortes fraudes dans le Nord feraient basculer d’un côté ou d’un autre le résultat, et qu’un résultat selon des normes internationales ne serait jamais accessible.

Dans ces conditions, ce qui est profondément en cause, c’est la décision d’imposer un arbitrage international de l’ONU, qui n’avait pas les moyens de faire cet arbitrage dans des conditions raisonnables. Nulle part ailleurs, l’ONU n’a fait le travail d’une Commission électorale nationale indépendante ou d’une Cours constitutionnelle, pour déduire des Procès verbaux un résultat. Alors, il ne pouvait s’agir que de décisions arbitraires liées à une influence internationale, plus préoccupée par la dimension militaire. L’ONU a suivi le président français qui avait choisi de remettre le pouvoir à Alassane Ouattara et aux Forces nouvelles. Le résultat a bien été la fin de la guerre civile suite à une intervention militaire française et de l’ONU. Comme pour les élections en République démocratique du Congo en 2006, il s’agissait d’une élection de fin de guerre, sans rapport avec la démocratie réelle.

Les conséquences sur le continent africain de la gestion internationale de la crise ivoirienne sont nombreuses. La pire est sans doute la perte de crédibilité de la Cour pénale internationale. Sans prendre parti pour Laurent Gbagbo en 2011, il était visible que la CPI était instrumentalisée politiquement très au-delà d’une limite acceptable pour le fonctionnement futur de l’institution. Là encore, c’est Nicolas Sarkozy qui porte la responsabilité d’avoir entrainé la CPI dans un déséquilibre anormal et une impasse, dont elle est incapable de sortir. Cette épisode ouvrait la porte à toutes les critiques qui permettraient ensuite à d’autres chefs d’Etat de se protéger de la CPI.

L’auteur précise que de nombreuses questions restent en suspens concernant le déroulé et les faits en Côte d’Ivoire. A ces questions pourraient se rajouter celle du rôle de la société française Sagem, future Morpho, chargé de la biométrie, dans le processus électoral. Au regard du poids des acteurs français dans le pays, le choix d’un opérateur de biométrie électorale proche de l’Etat français et surtout de l’armée française, s’ajoutait à l’absence de neutralité.

Au-delà de ces questions ivoiriennes, un débat reste aussi ouvert sur les motivations des responsables français. L’auteur décrit plusieurs logiques qui se juxtaposent : celle des intérêts économiques des entreprises françaises, celle de la conservation de la structure d’influence africaine dans un réseau d’Etats amis, centre de rayonnement politique potentiel en Afrique de l’Ouest, celle à la fois politique et économique de la défense du Franc CFA, et celle de la stratégie militaire en Afrique.

Concernant le rayonnement politique en Afrique de l’Ouest, avec le recul, l’avantage était incertain. Les dictatures se maintiennent nombreuses en Afrique centrale, et pousse l’exécutif français vers les compromis néocoloniaux sur les droits humains et la démocratie, pour continuer les affaires et accéder aux ressources naturelles. Par contre, en Afrique de l’Ouest, la collaboration française avec les dictatures est devenue après 2010 très contestée. Il ne reste plus que la Mauritanie et le Togo sur le modèle ancien de la Françafrique des dictatures. En plein conflit, le 17 mars 2011, le général togolais Gnakoudè Béréna, un proche de Faure Gnassingbé, lui-même proche d’Alassane Ouattara, avait été nommé commandant de la Force de l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire (ONUCI). En avril 2015, au Togo, Alassane Ouattara est venu imposer Faure Gnassingbé pendant une présidentielle très contestée. Des similitudes entres les 2 élections au niveau du conflit sur les Procès verbaux empêchant la publication des résultats existent. Au Togo en 2015 aussi, l’ONU a eu le mauvais rôle, par ailleurs, un rôle, probablement, « sur fond de corruption ». Cet échange de bons procédés entre présidents peu sensibles aux principes de la démocratie, semblent rentrer plutôt se placer dans un cadre d’actions africaines devenues autonomes de l’influence française.

La motivation française de chasser Laurent Gbagbo pour une raison de stratégie militaire en Afrique est à considérer comme le plus probable facteur principal. Fanny Pigeaud revient sur des faits marquants : « Dans la nuit du 7 au 8 novembre 2004, des militaires (français) font feu, depuis des hélicoptères de combat sur des manifestants non armés qui se dirigent vers l’aéroport et le camp du 43e Bima, depuis les ponts enjambant la lagune d’Abidjan… Le 9 novembre, c’est un contingent de blindés français qui tire en rafales, depuis l’hôtel Ivoire, à  Abidjan, sur une foule de jeunes, également non armés. » (p64) Un phénomène rare s’est produit en Côte d’Ivoire : une population suffisamment nombreuse en accord avec un chef d’Etat légitimement élu a neutralisé une force armée d’une grande puissance, l’a en définitive enfermé dans sa base. N’est-ce pas la pire situation pour des chefs militaires, de voir sa puissance de feu neutralisée par des forces non armées ? Au regard de la stratégie militaire française en Afrique à partir de fin 2010, apparaissant en Côte d’Ivoire, en Libye, au Mali, au Tchad, en Centrafrique, les gouvernements français voulaient-ils laisser perdurer cette neutralisation d’une partie des forces ? Quelle rancœur et quelle volonté de revanche contre Laurent Gbagbo s’étaient accumulées depuis 2004 chez les dirigeants militaires français ?

Le livre évoque une cohérence de la politique française dans la volonté de préserver un système d’influence françafricain, dans le poids de l’armée dans les décisions, dans la capacité à s’allier avec des forces armées ‘impossibles’. Par analogie, en Centrafrique en 2013, Idriss Déby était dans le rôle de Blaise Compaoré, la Séléka était dans le rôle des Forces nouvelles. L’armée française focalisée sur le Mali n’apparaissait pas dans la prise de pouvoir de la Séléka. Cependant sa présence silencieuse auprès du dictateur tchadien que François Hollande et Jean-Yves Le Drian tentaient alors de réhabiliter, laissait croire à une caution françafricaine lié à une vision géopolitique régionale tenant compte du Soudan. Les décideurs communs aux scénarii ivoirien et centrafricain sont l’amiral Guillaud et le général Puga qui ont fait la continuité entre la période Sarkozy-Juppé et Hollande-Le Drian.

Le ministre des affaires étrangères Bernard Kouchner, fortement motivé par la gestion des suites du génocide des Tutsi au Rwanda, a, entre mai 2007 et fin 2010, contenu l’armée française dans un rôle soumis à la gestion diplomatiques des crises. Nicolas Sarkozy et Alain Juppé, comme ministre de la défense du 14 novembre 2010 au 27 février 2011, puis ministre des affaires étrangères à partir du 27 février 2011, ont remis l’armée française sur le devant de la scène et lui ont fait rattraper une espèce de ‘retard’ provenant de cette gestion des crises plus diplomatique de la période ‘Kouchner’.

La diplomatie internationale, confronté au chaos libyen, s’accorde maintenant pour reconnaître que Nicolas Sarkozy a commis le pire en Libye en provoquant ensuite la destruction durable de l’Etat libyen, indirectement la guerre au Mali, une perte de contrôle des flux migratoires, une dispersion d’armement dans le Sahel, et une recrudescence des risques terroristes. Cette incurie française en Libye a finalement dissimulé le scénario français en Côte d’Ivoire. Pourtant, la politique française en Côte d’Ivoire fin 2010 était teintée de la même hypocrisie, de la même incompétence, de la même manière de dissimuler les intérêts français derrière une gestion des crises présentée comme humanitaire et favorable à la démocratie.

Au cœur de la propagande française, Alain Juppé, lui aussi très marqué par la perte de crédibilité de l’armée française au Rwanda en 1994, a réussi à faire croire que celle-ci se réhabilitait en Côte d’Ivoire au travers de la Responsabilité de protéger. Il n’affichait finalement pas plus de connaissances de la géopolitique africaine que son successeur socialiste, Laurent Fabius, qui, lui, n’a guère tenté de montrer autre chose qu’un désintérêt en laissant le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, occuper l’espace de la diplomatie africaine.

Au-delà de la fin de la division militaire de la Côte d’Ivoire et d’un certain redémarrage économique favorisé par le soutien extérieur, qui peuvent-être présentés dans un bilan positif, le processus ivoirien de démocratisation et de construction de l’Etat de droit est bloqué, et la situation reste très fragile à plus long terme. Fanny Pigeaud parle de « bombe à retardement difficile à désamorcer» (p347).

Dans ce drame très marqué par les décisions françaises, une hypothèse crédible est celle de d’une responsabilité importante partagée du Chef d’Etat major français, l’amiral Guillaud et du Chef d’Etat major particulier du chef de l’Etat, le général Puga. L’amiral Guillaud a été mis en retraite début 2014 le jour-même où François Hollande a imposé à Idriss Déby les Casques bleus en Centrafrique, alors que le pouvoir français, allié des tchadiens au Mali, se refusait à parler publiquement de l’alliance entre Idriss Déby et la Séléka, et alors que les conditions d’un crime de masse se mettaient en place.

Est-ce que le poids de l’armée française en Côte d’Ivoire suivi de l’épisode centrafricain ne rappelle pas encore un autre Chef d’Etat major, l’amiral Lanxade en 1994 ? Une certaine volonté des militaires de prendre le dessus sur les politiques, au niveau prises de décisions et objectifs plus militaires que politiques, transparaît en Côte d’Ivoire entre 2000 et 2011. France Côte d’Ivoire une histoire tronquée’ semble l’illustrer. Là aussi, pour vérifier les hypothèses sur la relation entre acteurs politiques et militaires, plus de recherches et d’enquêtes serait encore nécessaire.

Le 27 juillet 2015, l’amiral Marin Gillier, connu pour son passage au Rwanda, et actuel directeur de la coopération de sécurité et de défense au ministère des affaires étrangères commentait le maintien d’effectifs militaires importants à Djibouti et la fin de la réorganisation du dispositif militaire permanent français en Afrique. Tant que, dans l’armée française, un courant insensible à la nécessité de processus de démocratisation reste influent, peut-on espérer des progrès de la démocratie et de l’Etat de droit dans les pays où elle se tient aux côtés de dictateurs ?

La guerre terminée, la Côte d’Ivoire a repris sa place dans le schéma étoilé vieillissant des dictatures françafricaines, et, la présidentielle prévue le 25 octobre 2015 ne devrait amener aucune surprise. A Djibouti, Ismaïl Omar Guelleh fera tout pour garder le pouvoir en 2016. Au Tchad aussi, Idriss Déby pourra en 2016, organiser une énième mascarade, sous les yeux complaisants de ses conseillers militaires et des diplomates marginalisés. Même le discours de Barack Obama à l’Union Africaine du 28 juillet 2015, insistant sur la démocratie et la nécessité des alternances à la tête des Etats, a peu de chance de modifier la logique obsolète de l’armée française en Afrique.

Régis Marzin

Paris, 29 juillet 2015

‘France Côte d’Ivoire une histoire tronquée’ de Fanny Pigeaud

Vents d’ailleurs Juillet 2015, 356 pages, 24 euros

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